Questions prévôtoises

Il y a la « Question prévôtoise », résidu d’une «Question jurassienne» si mal posée et donc si mal traitée. Il y a surtout la question la plus fondamentale : «Pourquoi?» Pourquoi vouloir changer l’appartenance cantonale de Moutier? Qu’aurait la ville à y gagner? Qu’aurait-elle demain qu’elle n’a pas aujourd’hui? Quel potentiel de progression justifie donc un tel bouleversement? En fait, «pourquoi» n’est sans doute pas non plus la bonne question. La vraie question, c’est : «Qui?»

Pendant des siècles, la ville a vécu et prospéré dans un milieu naturel spécifique, tournée vers le plateau suisse, protégée du pouvoir épiscopal germanique par des alliances avec des cantons suisses, puis par la Réforme et des traités de combourgeoisie. Elle a de tout temps joui d’une grande liberté, d’abord par sa position géographique et stratégique, ensuite par ses choix politiques, enfin par sa culture industrieuse, inventive et ouverte. Elle doit à cette liberté d’avoir fait partie cinq ans durant d’une République prévôtoise qui, au contraire de la fugace et fantoche République dite «rauracienne» ne couvrant partiellement que le nord de l’ancien évêché de Bâle, ne devait rien à l’occupant français. Elle doit par contre à sa propre culture et à son esprit réformé d’avoir prospéré et d’être devenue le haut-lieu de la machine-outil.

Moutier, c’est la Prévôté et la Prévôté, c’est Moutier. C’est un fait historique, géographique, économique, social et culturel. La ville et sa couronne forment une entité. L’idée d’une intégration politique et administrative date de longtemps. Un projet de fusion a été longuement débattu dans toutes les communes de la Prévôté. Toutes? Oui… hormis Moutier ! Pourquoi ? Parce que la mairie séparatiste n’en voulait pas. Pourquoi, encore ? Parce jamais l’annexion d’un tel ensemble au canton du Jura n’aurait obtenu de majorité!

Qui ?

Nous voilà donc arrivés à la vraie question : « QUI »? La présentation superficielle de la réalité, l’image en trompe-l’œil que s’efforce d’en donner la propagande séparatiste, la manipulation des images et des mots, la perversion de leur sens passé à la moulinette de l’idéologie font croire qu’il s’agit de «la population».

Parler ici de «la population» comme d’un tout pouvant obéir aux principes du vote démocratique est une imposture. Sous les pavés lancés par la propagande séparatiste, il n’y a pas la plage. Il n’y a pas non plus une population avide de changement. Il y a en fait une captation d’héritage, une dépossession culturelle, une mainmise idéologique à la fois brutale et progressive entraînant le déni et le quasi escamotage de la population historiquement non séparatiste de la ville.

Les religions dites «du Livre» ont d’abord été des instruments politiques au service d’un pouvoir et d’une idée nationale. Le Jura avait besoin de la sienne. Ainsi naquit le séparatisme, doctrine identitaire devenue religion officielle du canton. Qui n’y respecte pas ses rites, son catéchisme, ses dogmes et ses idoles est marginalisé et stigmatisé. D’où les votes unanimes au parlement dès que l’annexion de Moutier est à l’ordre du jour. D’où les ministres jurassiens devenant prêcheurs séparatistes. On parle bien de religion. Ce qui guide et motive n’est donc pas la raison, c’est la foi! D’autres disent la même chose autrement : c’est «viscéral». A leurs yeux, ça peut tout justifier.

Si un semblant de rationalité transparait dans les discours venus du canton du Jura («plus d’habitants donc plus de contribuables»), elle est totalement absente chez les tenants à Moutier du transfert administratif et politique de la cité.

QUI peut bien choisir de perdre à coup sûr un rôle de centre administratif, hospitalier, judiciaire, formateur et même politique, avec les avantages et les emplois qui correspondent, pour une compensation partielle aléatoire ne valant pas plus qu’une promesse politique ; même si, en jouant sur les mots, on appelle ça «engagement» ?

QUI peut bien appeler à «libérer» une ville libre depuis des siècles? Le slogan séparatiste «Moutier libre» est en fait un constat, pas une perspective.

QUI peut bien prétendre que, pour défendre la langue française que ni Berne ni personne n’a jamais menacée ou contestée à Moutier et dans le Jura bernois, il faudrait impérativement changer de canton ? Un autre slogan du même bord et du même tonneau, «Moutier parle français», se sert aussi d’un état de fait séculaire pour enfumer l’esprit vulnérable des fidèles.

QUI peut bien prétendre que pour «renforcer» son hôpital, il faut le céder à un canton qui ferme les siens ?

QUEL maire peut bien promettre un «futur étincelant» à une ville qu’il entend livrer pieds et poings liés au canton économiquement le plus pauvre et le plus faible ? Rappelons que le taux de croissance y est moindre et le taux de chômage plus élevé que dans le Jura bernois.

QUEL même maire ose répondre «je ne sais pas» lorsqu’on lui demande publiquement quels avantages trouverait Moutier à changer de canton ? Comment le même, toujours, peut-il se laver les mains des déficits itératifs de sa commune en arguant qu’il ignore ce qui se passerait dans le canton où il entend entraîner sa ville?

QUI peut bien justifier un déficit récurrent des années durant pour fidéliser une clientèle au détriment du reste de la population, au point d’amener la ville à la faillite, malgré tous les signaux d’alerte ?

QUI peut bien croire et faire croire que distraire la population à force de manifestations prétendument «festives», c’est assurer l’attractivité et construire l’avenir d’une ville industrielle?

QUI veut faire d’une cité active vivant depuis toujours au centre de sa région, la Prévôté, l’appendice enclavé d’un autre canton?

QUI donc ose rendre responsable d’une division de la population la partie qui en est victime ?

Croyance et déraison

Aucune de ces questions n’évoque quoi que ce soit de rationnel ou de sensé, mais toutes amènent à la même réponse : «qui», ce sont les adeptes de la doctrine séparatiste, idéologie ethniciste venue des années 1950 et importée de ce qui est devenu le canton du Jura. Tout ce discours pour en arriver à cette lapalissade, dira-t-on : que des séparatistes veuillent la séparation, belle surprise ! Deux réponses : d’abord, la fraction séparatiste de la population, même importante, ce n’est pas «la population» ; ensuite, cette situation est récente, elle résulte d’une évolution. Laquelle ? Prise de conscience identitaire ? Conversion progressive ? Ou, plutôt, changement démographique et sociologique?

Le clivage qui divise Moutier, sa population, sa vie sociale et civique résulte d’une immigration due à l’attractivité économique de la ville. Les nouveaux arrivés, hormis les étrangers, proviennent d’abord du canton du Jura ou, avant sa création, des trois districts du nord. Le phénomène est constant depuis des décennies et il se poursuit. Il a encore été renforcé par la venue de citoyens d’autres régions de culture catholique, tout comme le nord du Jura. On ne trouve guère de Prévôtois d’origine ou de non catholiques dans les rangs séparatistes. Il n’est pas question ici de religion dans le sens strict, cultuel. Il s’agit de culture, de conscience collective, de mentalité, de conception de la vie, de représentation du monde. Dans notre ville, origine ethnique et territoriale coïncide étroitement avec adhésion à l’idéologie séparatiste. En clair, l’essentiel des séparatistes de Moutier est d’origine jurassienne ou catholique. C’est avéré. Et si nous nous sentons à l’aise avec le terme équivoque d’ «ethnie», c’est que Roland Béguelin (pourtant protestant du sud) en a fait le fondement idéologique du séparatisme jurassien. Il était d’ailleurs partie prenante du concept aberrant et fascisant d’ «ethnie française»!

Il y a dans la population venue du canton voisin, presqu’exclusivement d’obédience séparatiste, un esprit communautariste. Plutôt que de se fondre dans la culture locale, cette nouvelle population est restée tournée vers ses origines essentiellement enracinées au nord du Jura, comme l’évoque la plupart des patronymes. De ce fait, qui n’était pas déjà endoctriné par la religion séparatiste s’est converti sous la pression communautaire. A l’opposé, la présence de résidents d’origine bernoise n’a pas infléchi les perspectives d’avenir de Moutier. Cette population s’est fondue naturellement dans la vie et la culture locales, sans chercher à les phagocyter. Contrairement à celle venue du nord du Jura, elle ne se manifeste pas en tant que communauté propre. Elle est simplement devenue prévôtoise. Des deux, ce n’est pas elle qui est «colonisatrice»!

Libération ou occupation ?

S’établir à Moutier comme ailleurs en Suisse, d’où qu’on vienne, est bien sûr légal et parfaitement légitime. Y exercer ses droits démocratiques, aussi. Mais qu’en est-il de la volonté d’une communauté arrivée d’ailleurs, même devenue électoralement majoritaire, même voisine géographiquement, endoctrinée et rassemblée autour d’une identité réelle ou fantasmée, de revendiquer l’arrachement d’une ville à son milieu historique pour l’annexer à celui d’où l’on vient? Qu’en serait-il, par exemple, des Bernois d’origine résidant à Guin ou Morat, s’ils revendiquaient l’annexion de leur commune au canton de Berne? Ou des Genevois celle de Nyon?

L’activisme et l’entrisme politique et social de la communauté séparatiste de Moutier sont insufflés par l’idéologie identitaire et subversive d’un mouvement de lutte hypocritement dénommé «autonomiste», le MAJ, et, surtout, par la politique ouvertement nationaliste et expansionniste du gouvernement jurassien, d’ailleurs otage dudit MAJ. Sans lui, sans son soutien politique, logistique et - au moins indirectement – financier, sans son engagement partisan et ses interventions abusives, il n’y aurait jamais eu de «Question prévôtoise» !

Nous pourrions traiter longuement de l’interventionnisme du canton du Jura et de ses citoyens dans les affaires de Moutier ; via les recommandations de vote ; via les manifestations gonflées par des milliers de résidents jurassiens mobilisés ; via les discours publics répétés, en ville, de ministres, de parlementaires et d’autres officiels jurassiens ; via les courriers de lecteurs provenant presqu’exclusivement de séparatistes résidant dans le canton voisin ; via la condamnation d’une décision judiciaire bernoise par les maires de communes jurassiennes ; via l’existence d’articles annexionnistes dans la constitution jurassienne ; via un «fonds pour la réunification» alimenté par les contribuables, entre autres violations du pacte confédéral et des principes de bonne foi et de bonnes relations entre cantons.

Nous pourrions aussi revenir sur les pseudo-arguments séparatistes «justifiant» pour Moutier un «retour à la maison», maison que la ville n’a jamais «habitée». Ils reposent sur des manipulations historiques et sur des mythes identitaires que même la plupart des historiens jurassiens ne cautionnent pas.

Démocratie ou subversion ?

Osons le dire, le séparatisme à Moutier relève d’un exercice perverti de la démocratie, alimenté de l’extérieur de la cité et exprimé essentiellement par la partie de la population originaire d’un canton aux revendications territoriales totalement illégitimes. Ledit canton parle de «réunifier» un territoire qui n’a été uni que sous l’occupation militaire française et pendant son appartenance entière au canton de Berne. Il s’agit en fait d’une subversion qui ne dit pas son nom. Lui donner l’apparence d’un droit à l’autodétermination est un détournement des principes démocratiques. Le traiter comme tel revient à légitimer une forme de colonialisme ethnique et d’expansionnisme cantonal! Le vote communaliste n’était pas seulement injuste, c’était une erreur. Il était censé mettre fin à la mal nommée «Question jurassienne», alors qu’il s’agit en fait d’un «Problème séparatiste».

Admettre l’autodétermination communale, ce n’est pas résoudre le problème, au contraire. C’est instituer une sorte de jurisprudence. Comment empêcher sur cette base d’autres séparatismes au gré de mutations démographiques ? Un canton suisse est un Etat, pas un département français! Peut-on accepter le crime historique, culturel, politique, économique et social qui risquerait d’être commis à Moutier contre l’ensemble de sa population? Peut-on cautionner un bouleversement qui ne ferait que des perdants dans la ville, seul le canton du Jura pouvant éventuellement en profiter? Peut-on entrer dans un processus de délitement non seulement d’une ville, mais d’une région entière et, par contagion, d’un équilibre séculaire entre cantons suisses ? A notre sens, poser la question, c’est y répondre. En mettant fin à un processus mortifère!

Jean-Guy Berberat, pour le groupe de réflexion ORPHÉE

Moutier, le 9 février 2019

9 février 2019